Texte par Dr. Caroline Li-Li Yi
Ce texte à été écrit pour l’exposition Am I Inclined to climb, septembre/octobre 2021, CCF Friburg, Allemagne
Les œuvres de Rebecca Brueder jouent à la fois de l’horizontalité et de la verticalité. La composition d’ensemble nous fait traverser l’histoire de notre planète. Quels sont les effets des activités humaines ? Que provoquent les phénomènes naturels ? Quelles influences ont les interactions extraterrestres ? Je souhaiterais vous ouvrir des pistes de contemplation que vous pourriez prolonger vous-mêmes et je vous invite à suivre vos propres pistes de réflexion.
Les sources des récits vivants de Rebecca Brueder, ce sont la nature inanimée et silencieuse, la terre sur laquelle nous vivons tous ensemble. Son intérêt pour les observations géologiques de la nature et sa conception artistique se lisent dans le titre de l’exposition. « Am I inclined to climb? » est un vers du poème « Volcanoes be in Sicily », de la grande poétesse américaine Emily Dickinson. Il dit :
“Volcanoes be in Sicily
And South America
I judge from my Geography—
Volcanos nearer here
A Lava step at any time
Am I inclined to climb—
A Crater I may contemplate
Vesuvius at Home.”
Bien qu’Emily Dickinson ait très rarement quitté sa maison, son œuvre lyrique est traversée par un vaste monde imaginé. La poètesse n’a pas laissé son amplitude de mouvement limitée restreindre sa créativité. Ce pouvoir de l’imagination sous-tend également le travail de Rebecca Brueder. Elle condense l’énergie pure de la nature dans des œuvres d’art d’un calme gracieux et transforme ainsi ses sensations en une expression artistique qui déambule entre une réalité élargie et des rêveries.
L’œuvre murale Alep de 2016, a été créée à partir de photographies, donc de clichés de la situation réelle de la ville détruite d’Alep. À cette époque, il n’y avait pas encore de prises de vue par drone, c’est-à-dire pas de vue à vol d’oiseau montrant l’étendue de la destruction dans son ensemble. L’artiste décrit cela comme « l’impossibilité de visualiser le lieu ». Ainsi, à partir des images qu’elle a trouvées sur internet, elle assemble un paysage fictif qui a été façonné par la culture humaine et détruit par la main de l’homme.
De tels paysages imaginaires ont été documentés dans l’histoire de l’art depuis les 18e et 19e siècles. Avec leurs ruines pittoresques, ils représentent un arrière-plan idéal pour le style de vie bucolique privilégié par la haute noblesse. Les « paysages arcadiens » peuvent également être observés dans l’architecture paysagère de cette période. L’œuvre Alep de Rebecca Brueder représente pour moi, en termes de classification historique de l’art, une contre-conception éclairée de l’Arcadie du XIXe siècle. Elle crée une dés-Arcadie et attire ainsi l’attention sur les évolutions sociales inquiétantes du présent. Ce faisant, elle brouille les frontières entre la réalité documentée et la réalité vécue, car elle nous laisse participer directement à la décomposition. Les différentes parties du relief s’élancent vers nous comme des fers de lance, des fractures et des fissures se produisent sous nos yeux. La faïence a été simplement cuite, ce qui rend l’œuvre extrêmement fragile et nous renvoie, de manière subtile et perceptive, à la finitude de la création humaine. Si Alep nous a entraînés dans une réalité élargie, cette rêverie trouve son expression artistique dans l’œuvre au sol Sailing Stones. La transformation du matériau, de la pierre à la céramique, et l’apparition d’un moment surréaliste par le contraste avec les rouages montés expriment laconiquement un phénomène naturel.
Le phénomène connu sous le nom de « Sailing Stones » de la Vallée de la Mort a été le point de départ de l’installation de l’artiste. Il y a dix ans à peine, des chercheurs ont pu observer pour la première fois comment des blocs rocheux pesant jusqu’à 350 kg sur un lac asséché du parc national de la vallée de la Mort se déplaçaient dans la plaine presque entièrement plate, laissant des traces à la surface du terrain. Pour moi, cet ouvrage est comme un commentaire élégiaque sur la géochronologie. Mesurée à l’aune de l’âge de la terre, la vie humaine n’y est qu’un bref moment, dont les perceptions apparaissent comme une note marginale. En même temps, au deuxième coup d’œil, Sailing Stones propose un jeu déroutant de perspectives et de points de vue. Que pensez-vous, Mesdames et Messieurs, du mouvement des pierres ? Regardez bien : les traces sont-elles créées par les pierres, ou sont-elles effacées par elles ?
Dans ses œuvres les plus récentes, Impactite et En-dessous de Popigaï, Rebecca Brueder visualise pour nous des faits extraterrestres. Les impactites sont des roches formées par l’impact de météorites. De grandes forces mécaniques et des températures élevées créent de nouveaux minéraux. Dans l’œuvre Impactite, nous regardons à travers une loupe les cristaux de diamant de l’œuvre murale de grand format En-dessous de Popigaï. Les deux œuvres sont complètement indépendantes et pourtant une dynamique subtile est créée entre les deux. Pour le travail Impactite, nous devons nous pencher, changer de posture, pour voir les détails. Contrairement à l’incident dépeint, cette violente explosion et ces secousses provoquées par l’impact de la météorite, Impactite semble calme, presque méditatif. J’ai presque envie de m’asseoir par terre pour écouter l’histoire du voyage dans l’univers, pour entendre parler de la transformation et pour reconnaître une partie de moi-même dans les surfaces-miroirs. Avec un clin d’œil ironique, l’artiste embarque la fragile sculpture sur des tapis en caoutchouc : vont-ils adoucir l’impact ou rediriger la force de l’énergie de l’impact. L’œuvre murale En-dessous de Popigaï reprend cette énergie et raconte l’histoire de l’impact d’une météorite qui a frappé la toundra du nord de la Sibérie il y a environ 35 millions d’années. L’impact a créé un énorme cratère, similaire au Nördlinger Ries, mais d’un diamètre quatre fois supérieur. La chaleur et la pression de l’impact ont créé des diamants dans le cratère Popigai, qui a été nommé d’après la rivière du même nom. À ce jour, le gisement n’a pas été entièrement exploité, mais les scientifiques estiment qu’il pourrait produire 110 fois les réserves mondiales de diamants.
Alors que nous étions encore accroupis devant Impactite, nous nous sommes maintenant redressés, nos yeux errant sur le mur sombre comme à travers l’immensité de l’espace. À la recherche de constellations, nous découvrons de petits cristaux de lumière éparpillés. Pour cette installation, l’artiste utilise de la terre qu’elle a apportée avec elle de son lieu de résidence, ainsi que de la terre de la région de Fribourg. Elle a recréé la transformation du carbone en cristaux cubiques en utilisant des morceaux de verre. Dans cette œuvre, l’artiste fantasme sur les trésors indicibles qui reposent dans les couches profondes de la terre dans le cratère de Popigai et nous invite à réfléchir aux ressources de la terre. Elle donne à débattre des questions géopolitiques, sociologiques et écologiques : comment l’exploitation d’un gisement de diamants aussi important affecterait-elle les marchés ? Dans quelles conditions de travail se déroulerait le creusement dans le permafrost ? Qu’est-ce qui aurait été découvert pendant les fouilles, à part les diamants ?
De cette façon, l’artiste couvre l´ensemble des événements de l’histoire de la terre jusqu’aux questions actuelles et nous fait comprendre à quel point il est urgent de faire face aux changements de notre terre.