Texte par Gabrielle Camuset

Cosmologie de signes

 

 

Rebecca Brueder est une glaneuse d’histoires, d’images, de récits. Des récits qu’elle recueille au milieu du flux quotidien d’informations : données, contenus et représentations souvent puisés en ligne, dans des revues scientifiques ou sur des sites d’informations. Des événements sur lesquels, par le prisme de sa démarche, elle nous invite à re-poser notre regard pour mieux les examiner et les ré-envisager. La géognosie[1] tient une place      centrale dans son travail et la plupart des sujets qu’elle aborde touchent le rapport de l’Homme à son environnement ; avec une attention portée aux    phénomènes naturels ou géologiques qui par-delà nos tentatives de domination, restent hors de contrôle.
Ainsi Taal, 12 janvier 2020 revient sur la première éruption volcanique de l’année – du moins la première relayée dans les médias en France – celle du volcan Taal aux Philippines[2]. De cet événement, Rebecca Brueder ne va garder qu’une image. Une image symbolique, trouvée sur internet, qui sert de base au dessin qu’elle réalise à la manière du mezzo-tinto[3]. De ce fait, si l’éruption en question et son relais n’ont duré que quelques heures, le processus de travail mis en place par l’artiste est tout autre. En effet, en réalisant son dessin point par point, c’est dans un nouveau rapport au temps qu’elle s’engage. Un temps étiré, hors du flux quotidien, au sein duquel des choses nouvelles peuvent advenir. C’est aussi d’infimes nouveaux détails que l’artiste nous donne à voir et sur lesquels elle nous propose de nous arrêter. Le procédé technique nous incite en effet à revenir sur l’image perçue, à nous plonger dans le dessin, à nous y promener ; et petit à petit, analyser ce qui le compose. Or quand nous nous approchons de la composition cette dernière se trouble, les repères s’effacent, la perception se transforme et le motif pointilliste se métamorphose. Il nous évoque alors des spores, en pleine dispersion, à l’instar du nuage de gaz et de cendres.

Taal, 12 janvier 2020 est un arrêt sur image, mais le processus qu’il active nous invite à regarder au-delà de l’événement. Le dessin devient alors prétexte pour nous décentrer, nous questionner sur ce qui a précédé l’événement, son contexte et aussi, ses potentielles conséquences dans le futur. La constellation de points figurée dans Taal, 12 janvier 2020 dialogue à une autre échelle avec celle de petites pierres brillantes qui viennent ponctuer En dessous de Popigaï. L’histoire de cette installation commence il y a 35,7 millions d’années, alors qu’une météorite impacte la Terre tout au nord de la Sibérie. La collision du corps céleste avec la surface terrestre crée un immense cratère[4], Popigaï, où le graphite alors présent dans le sol se transforme par compression de couches, en une multitude de petits diamants. Ce gisement colossal – qui à lui seul, multiplierait par 110 les réserves mondiales de cette pierre précieuse[5] – a été découvert en 1946 ; mais son existence a été tenue secrète pendant plusieurs décennies et son exploitation est récente.
Avec En dessous de Popigaï, c’est une immersion dans les couches terrestres de ce cratère que nous propose Rebecca Brueder. Mais l’installation pourrait se dérober au regard de celui qui n’y prête pas attention. En effet, il faut laisser l’œil s’accommoder à l’obscurité et prendre le temps d’observer pour remarquer, incrustés dans les couches de terre, de petites pierres brillantes. Il ne s’agit bien sûr pas ici de vrais diamants, mais de verre sécurit adossé à de petits miroirs qui viennent évoquer la pierre précieuse. Le choix des matériaux n’est pas laissé au hasard par l’artiste, qui précise : « pour devenir sécurit, le verre est chauffé à très haute température avant d’être soudainement refroidi. Ce choc thermique crée des microfissures invisibles qui lui permettent de se briser en milliers de petits morceaux en cas d’impact important. Ce processus rappelle le baiser de l’astéroïde sur le sol de la Sibérie, créant le cratère de Popigaï et ses milliards de petits diamants. ». Plongé dans l’installation, les chemins sémantiques sont multiples. Pour le spectateur qui n’aurait pas toutes les informations précitées, la première lecture de la pièce peut être une simple invitation à regarder notre environnement. Car si la richesse qui nous entoure n’est pas toujours perceptible, notre ressource première reste la terre qu’il est de plus en plus urgent de reconsidérer. Pourtant, le projet nous propose de nous déplacer vers des problématiques plus géopolitiques, sociologiques et écologiques. Tout d’abord car l’extraction des diamants de Popigaï bouleverserait le marché international, venant par-là rebattre certaines cartes de nos systèmes économiques mondialisés. De plus, l’exploitation de cette mine géographiquement isolée[6], dans des conditions climatiques extrêmes, suscite des questions sur les conditions de travail des ouvriers. Enfin et surtout, alors que les scientifiques nous mettent en garde sur la fonte des glaces comme libérateurs de virus inconnus, que risquons-nous de déterrer de ces couches de permafrost, outre des diamants ? Au-delà de l’expérience immersive, ce sont toutes ces questions qui traversent l’installation de Rebecca Brueder. Les diamants de Popigaï deviennent les espaces métaphoriques où s’exercent des enjeux actuels, entre trésors fantasmés et incidences inconnues. Ainsi, telle une artiste-journaliste, Rebecca Brueder déploie des propositions qui se situent à l’intersection de l’enquête socio-géologique, du questionnement écologique et de la portée poétique. En convoquant et se focalisant sur des récits qui pourraient sembler anecdotiques, l’artiste nous invite à aller au-delà du survol habituel et à gratter la surface des choses. Ses projets nous contraignent à porter notre attention sur ce qui ne se trouve pas d’ordinaire à hauteur de regard : fouiller sous la terre, chercher dans les airs. Sortir de son échelle, se décentrer, pour mieux appréhender les éléments qui nous entourent et nous interroger sur des environnements qui pouvaient sembler de prime abord immuables.

Gabrielle Camuset

[1] La géognosie est « la branche de la géologie ayant pour objet l’étude de la formation des masses minérales qui composent le globe terrestre, leur évolution, leur localisation et leur composition ». (Citation tirée de https://www.cnrtl.fr/)

[2] Les scientifiques ont comptabilisé plus de 1500 volcans actuellement actifs sur Terre. À l’heure où nous écrivons ces lignes, entre 40 et 50 volcans en éruption sont recensés.

[3] Le mezzo-tinto, ou manière noire, est un procédé de gravure par lequel une plaque de cuivre est recouverte de petits trous avant d’être travaillée pour jouer sur les teintes de noirs et de blancs.

[4] Avec plus de 100 km de diamètre, le cratère de Popigaï est le plus gros cratère d’impact parmi tous ceux connus sur Terre.

[5] Nous pouvons lire, dans l’article intitulé Une mine de diamants en Sibérie suscite tous les fantasmes sur Challenges, que « A ce jour, « les 0,3% du cratère explorés donnent déjà 147 milliards de carats, alors que les réserves mondiales de diamants sont estimées à 5 milliards de carats », souligne le directeur de l’institut Sobolev ». Source : https://www.challenges.fr/luxe/une-mine-de-diamants-en-siberie-suscite-tous-les-fantasmes_262645

[6] Popigaï se situe à proximité de l’océan Arctique dans des couches de terres gelées, et à 400 km de la localité la plus proche sans aucun accès routier ou ferroviaire.